L’affaire dite de Laëtitia est l’illustration parfaite d’une bataille politique menée par le pouvoir contre ses juges et dont l’enjeu est l’opinion publique. Une bataille qui propage l’illusion d’une société sans crime alors que chacun sait qu’une telle société n’existe pas. Une bataille calculée délibérément contre tout raisonnement logique, qui exacerbe l’esprit de lynchage et le goût de la condamnation sans procès.
Telle semble bien être en effet l’intention du président de la république: condamner a priori les juges chaque fois qu’un drame vient fortement émouvoir l’opinion. Il suffit que le principal suspect ait déjà connu la prison pour que se déclenche l’anathème, même si aucune faute n’est retenue contre eux. En témoigne la déclaration faite par M Sarkozy le 25 janvier 2011 devant les dockers de Pornic: la récidive criminelle n'est pas une fatalité, a-t-il déclaré, et je ne me contenterai pas d'une enquête sans suite...
Cette annonce venant de quelqu’un qui n’a aucun pouvoir de sanction sur les juges, est aux antipodes d’une culture qui refuse les condamnations sans preuve et sans débat contradictoire préalable. Celui qui la profère se place commodément, à partir d’une appréciation rétrospective des faits, une fois le drame accompli, du bon côté, celui de la victime et de ses proches et renvoie les juges de l’autre, du côté du crime et de ses auteurs.
On pourrait objecter que si le juge doit rechercher par la peine qu’il prononce, l’amendement et la réinsertion du délinquant et, par là même, qu’il prévienne, autant que possible, la récidive, il ne saurait peser sur lui qu’une obligation de moyens - et ceux-ci sont dérisoires, on le sait - et non une obligation de résultat. Il est impensable de pouvoir déterminer à coup sûr un comportement futur, quel qu’il soit.
On peut répéter à l’envi que désigner les juges comme coupables a priori est d’autant plus injuste que le crime et ses victimes sont leur lot quotidien. Chaque jour, ils les côtoient. Chaque jour, ils sont bousculés par l’horreur de faits insupportables. Chaque jour, ils voient des victimes et leurs proches. Ils les écoutent, ils leur parlent. Ils sont ébranlés par leur récit. Aucun juge ne demeure indemne de cette expérience- là. Ils rentrent chez eux parfois avec une boule au ventre. Qui met du temps à passer. Ou qui ne passe pas. Ils ont tous connu ces moments qu’ils sont incapables d’oublier et qui les accompagneront toujours. Ils se taisent pourtant. Par pudeur. Par respect. Par obligation de remplir une mission qui leur interdit de préjuger, de généraliser, d’opposer les uns aux autres. Dans la facilité.
Parce qu’ils entendent aussi ceux qu’on accuse de ces crimes et qui, parfois les ont commis. Leur humanité, parfois, et l’horreur de leur récit les cueille, pareil, de plein fouet et ils sortent sonnés de certaines audiences, incapables de reprendre le chemin vers leur domicile sans devoir souffler un peu.
On pourrait révéler que lorsqu’un juge de l’application des peines prend en charge un condamné avec les moyens misérables dont il dispose, il ne fait pas le malin. Qu’il sait que son choix comporte une part inévitable d’incertitude de l’avenir et constitue un risque énorme pour autrui. Qu’il sait que la foi en l’humanité ne suffit pas et que l’avenir d’un condamné risque de tourner tragiquement à la moindre occasion. Croit-on qu’il ne pense pas au petit matin d’une joggeuse qui aura croisé la route de celui dont le dossier, pourtant, semblait exclure qu’on le revoie jamais? Tous vivent avec cette hantise du drame qui s’abattrait sur ceux qui n’ont rien demandé d’autre que de vivre en paix.
Mais aucun raisonnement n’est vraiment efficace devant cette charge délibérée qui désigne les juges comme les coupables du crime. Ni l’exigence d’une faute, ni la nécessité d’un lien entre cette faute supposée et la récidive, ni le rappel des réductions de peine automatiques qu’on pourrait aussi bien reprocher aux parlementaires. Rien! Nous sommes dans le domaine du pur cynisme qui mise sur l’exécration du pouvoir des juges comme substitut à l’exécration du pouvoir politique.
C’est d’Italie, après l’opération Mani Pulite, qu’est venue l’offensive contre les juges. Elle y a pris un tour d’autant plus violent que, dans ce pays, les parquets sont désormais indépendants. C’est donc sans surprise excessive que nous assistons à ces attaques récurrentes dirigées contre la magistrature française par media interposés. Elles ne sont pas dénuées efficacité, les sondages en attestent. Malgré leur réputation de compétence et d’intégrité qui demeure, juges et procureurs sont régulièrement présentés à l’opinion qui s’y laisse parfois prendre, comme une caste de Brahmanes irresponsables.
Cette attaque est piquante lorsqu’elle émane de ceux qui ne supportent pas de se voir appliquer la même loi que le commun et retournent contre leurs juges le bénéfice d’une impunité qu’ils revendiquent à leur profit. Elle est mensongère car les juges sont responsables, civilement par le biais de l’action récursoire de l’Etat contre ses agents, pénalement et disciplinairement. Ils prennent leurs responsabilités et les assument quotidiennement avec le peu de moyens qu’on leur donne.
Mais si le propos tend à exiger que toute réformation d’une décision de justice par une juridiction supérieure soit sanctionnée disciplinairement, on transforme alors le juge en fonctionnaire hiérarchisé et l’on porte atteinte à l’acte de juger. Est-ce le dessein caché de l’entreprise?
Dans le conflit dialectique qui oppose le primat de la souveraineté populaire, né de la révolution, aux idées de séparation des pouvoirs chères à Tocqueville et Montesquieu, ces dernières ont plus de succès à l’étranger qu’en France. Nul n’est prophète en son pays! La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen affirme pourtant dans son article 16: Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution.
Dominique Coujard
Photo: Le tribunal de Grande Instance de Paris Philippe Wojazer / Reuters
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