Le président Chávez entame sa huitième année à la tête du Venezuela, et comme en décembre aura lieu une nouvelle élection présidentielle, il se peut qu’il prolonge son mandat six ans de plus. Après avoir plaidé pour un « capitalisme à visage humain », il se dit désormais partisan d’un « socialisme du 21esiècle ».
Des déclarations de ce genre lui valent la sympathie dans les milieux altermondialistes et chez ceux, à l’extrême gauche, pour qui le « chavisme » a pris la place du castrisme ou du sandinisme, passés de mode aujourd’hui. Parlant de son « socialisme », Chávez dit que ce « socialisme sera bolivarien, vénézuélien et latino-américain », affirmation assaisonnée d’expressions religieuses : « Capitalisme, qui est la route de l’enfer, ou socialisme, pour ceux qui veulent construire le royaume de dieu sur terre ». Ou encore : « Parmi les éléments qui pourraient définir le socialisme du 21esiècle, (...) la première caractéristique est l’élément moral. Il faut commencer par cela, par la conscience, par l’éthique. Le Che a beaucoup écrit sur la morale socialiste. Quelle que soit la vision du monde que l’on a, il faut nous réapproprier le sens éthique de la vie. Ce que je dis là tient sans doute beaucoup du christianisme : »Aimez-vous les uns les autres« ou »aimez votre prochain comme vous-même« En réalité il s’agit de ceci : de la solidarité avec le frère, il s’agit de la lutte contre les démons que le capitalisme a semés : l’individualisme, l’égoïsme, la haine, les privilèges ».
Que ce langage plaise aux masses pauvres du pays par rapport à la cynique brutalité des milieux politiques dirigeants est une chose. Qu’il vaille à celui qui tient ce langage l’admiration d’une partie de l’extrême gauche juge surtout cette dernière. Mais, d’où vient le crédit dont Chávez semble bénéficier dans les masses pauvres ? Quelle est sa politique ?
L’héritage du passé
Après dix ans de dictature militaire (1948-1958), et plus encore, puisque, en près de cinquante ans, entre 1909 et 1958, l’armée fut directement au pouvoir pendant trente-cinq années ! Le Venezuela devint en 1958 une démocratie parlementaire inspirée du système des États-Unis, avec deux partis bourgeois gouvernant en alternance : Action démocratique (AD), parti social-démocrate lié à l’Internationale socialiste et à la principale organisation syndicale, la Confédération des Travailleurs Vénézuéliens (CTV), et le Comité d’organisation pour des élections indépendantes (COPEI), formation démocrate-chrétienne liée à l’Église. Ce système, réservé à AD et COPEI, entendait empêcher un retour des militaires, mais aussi écarter le Parti communiste, pourtant au premier rang de la lutte contre la dictature.
Sur le plan économique, pays monoproducteur de cacao au 18e siècle et de café au 19e siècle, le Venezuela était devenu, en 1925, un des principaux pays exportateurs de pétrole, d’abord au bénéfice des États-Unis (il fournit aujourd’hui encore 10% de leurs besoins en pétrole). Pour alimenter son budget, l’État a toujours taxé les exportations et dépend donc des prix mondiaux : quand ceux-ci chutent, les difficultés éclatent.
Les recettes de l’État augmentèrent considérablement avec la crise pétrolière qui fit grimper les prix du pétrole de 1973 à 1983. Pour chaque dollar de pétrole exporté, 80 cents tombaient alors dans la caisse de l’État. Le président de cette période, Carlos Pérez (AD), agitait l’idée d’un « Grand Venezuela », mais la manne pétrolière ne permit pas de sortir le pays de la dépendance d’une quasi-monoproduction (il exportait aussi du fer) ; ce fut surtout le règne de l’argent facile pour les classes possédantes et la petite bourgeoisie qui gravitait autour. Construction rima avec corruption. La chute des prix du pétrole amena des difficultés que les possédants allaient faire payer aux classes pauvres.
Un système en faillite
Le système explosa au retour de Pérez à la présidence en 1989. Celui-ci avait à son crédit la nationalisation du pétrole et du fer, en 1976, et sa promesse de maintenir l’intervention de l’État dans l’économie. En réalité, la nationalisation avait transformé la compagnie pétrolière en une multinationale qui créait des filiales à l’étranger, comme les stations-service Citgo aux États-Unis, pour rapatrier le moins d’argent possible. Pour chaque dollar exporté, l’État ne récupérait plus que 20 cents, d’où un endettement accru de l’État et la croissance de la misère dans les classes pauvres.
Pressé par le FMI (Fonds Monétaire International) de réduire cette dette, Pérez privatisa à peu près tout et supprima le contrôle des prix. Les tarifs publics augmentèrent ainsi de 30 à 100%. Cela déclencha cinq jours d’émeutes en février 1989, appelés le Caracazo et qui touchèrent les grandes villes du pays. La population pilla les supermarchés. Pour réprimer, Pérez mobilisa la garde nationale, mais aussi l’armée. Le gouvernement avoua 287 morts mais il y en aurait eu entre 1000 et 1 500, et des milliers de blessés. Pérez poursuivant l’essentiel de sa politique, les grèves et les manifestations se multiplièrent. Les politiques ne maintenant plus l’ordre, cela invitait l’armée à revenir sur le devant de la scène.
Deux putschs militaires
Le 4 février 1992 eut lieu un premier putsch. Les officiers putschistes parlaient de « construire une vraie nation » et dénonçaient « l’incapacité du gouvernement à combattre la corruption ». Les militaires qui voulaient, disaient-ils, appeler la population à se soulever, échouèrent à Caracas. Ils renoncèrent « pour le moment », selon la déclaration du lieutenant-colonel de parachutistes Hugo Chávez qui, à 38 ans, apparaissait pour la première fois, publiquement, à la tête de son « Mouvement Bolivarien Révolutionnaire » (MBR), créé dix ans avant. Il se retrouva en prison, mais était désormais connu de tous. Le 27 novembre 1992, le MBR lançait un autre putsch qui tourna court également. 1200 militaires, dont 500 officiers, furent arrêtés. Mais, l’année suivante, Pérez abandonnait la présidence, à la suite d’un scandale révélant sa corruption. Son successeur, Rafael Caldera, ex-dirigeant du COPEI, se fit élire en se présentant comme « indépendant » des partis. Élu, il poursuivit la politique de Pérez mais relâcha Chávez.
L’explosion de la misère
Les privatisations avaient ravagé la société. Entre 1988 et 1997, le nombre d’emplois disponibles diminua de 15%. En 1999, le nombre de travailleurs vivant de petits boulots, de travail au noir, représentait 53% de l’ensemble des emplois, contre 34,5% en 1980. Le salaire minimum avait baissé des deux tiers de sa valeur entre 1978 et 1994. Les budgets sociaux de l’État diminuèrent de 40% entre 1980 et 1994, mais ceux de l’éducation et du logement de 70% !
Entre 1984 et 1995, la population vivant sous le seuil de pauvreté grimpa de 36 à 66%. La part de revenu des 40% les « moins favorisés » fut réduite de 19,1% à 14,7%, tandis que celle des riches augmenta de 21,8 à 32,8%. En 1987, les 5% plus riches disposaient de revenus 42 fois supérieurs à ceux des 5% les plus pauvres. Dix ans plus tard, ils étaient 53fois supérieurs !
Cette dégradation générale pesait aussi sur la Confédération des Travailleurs Vénézuéliens (CTV), qui ne s’était guère opposée aux privatisations. Entre 1988 et 1995, le pourcentage de syndiqués diminua de moitié, chutant à 13,5%. Il y avait pourtant des travailleurs combatifs, ceux que cherchaient à recruter les militants de Causa R (Cause Radicale), organisation issue du Parti communiste, dans les années soixante-dix, et qui s’inspirait du Parti des Travailleurs du Brésil. Leur militantisme, dans certaines usines ou dans les bidonvilles, leur valut quelques succès électoraux quand ils se présentèrent aux élections au début des années quatre-vingt-dix. Ils devaient se rallier par la suite à Chávez.
Grogne dans l’armée
Les cercles dirigeants de l’armée étaient d’autant plus solidaires du système que le Parlement nommait les officiers supérieurs. La corruption et le clientélisme avaient multiplié les postes d’officiers : avec cinq fois moins de soldats que l’armée brésilienne, le Venezuela comptait 133 officiers généraux pour 116 au Brésil ! En revanche, les officiers subalternes issus des couches populaires contestaient le système. Chávez et ses proches étaient la première génération d’officiers à avoir fait des études universitaires. Leur hiérarchie les avaient encouragés à garder le contact avec la société civile. Cela les avait politisés.
Après avoir créé le MBR en 1982, Chávez eut, par exemple, des contacts avec d’ex-guérilleros comme Douglas Bravo, ex-membre du Parti communiste revenu à une lutte politique plus classique après des années de guérillas stériles. Le frère de Chávez était membre de son PRV (Parti de la révolution vénézuélienne). Ces liens se rompirent, avant le putsch, quand Bravo comprit que Chávez et les militaires rejetaient tout contrôle de civils.
Chávez sur la route du pouvoir
À sa sortie de prison, Chávez se lança dans la lutte politique, cherchant à s’adresser aux classes les plus pauvres, en majorité métisses comme lui, mais aussi noires ou indiennes. Il exaltait la fibre nationale en se référant à Simon Bolivar, héros de l’indépendance du Venezuela (1830) et à son inspirateur Simon Rodriguez, mais aussi à Ezequiel Zamora, dirigeant d’un mouvement de paysans contre les grands propriétaires terriens (1847). Chávez emprunte aussi des citations à Jésus, Rousseau, Hugo, Neruda, Guevara, Marx ou Trotsky !
Il se lia aussi à un vieux politicien, Luis Miquilena, rompu à toutes les manoeuvres et connu des milieux d’affaires. Celui-ci le seconda jusqu’en 2002. En 1995, un membre du MBR ayant réussi à se faire élire gouverneur, Chávez décida de se lancer dans la campagne présidentielle. Le MBR dut changer de nom et devint alors le MVR (Mouvement Vème République, la quatrième étant celle de 1958). Pour sa campagne, il reçut le soutien financier d’assureurs, de promoteurs et d’entreprises de communication, mais aussi de banques espagnoles. Il lança aussi un « Pôle patriotique » associant le MVR à des petits partis qui, comme Causa R, avaient bénéficié de l’usure des deux partis traditionnels.
À l’approche de l’élection présidentielle, craignant un succès de Chávez, les dirigeants des partis traditionnels décidèrent de tester l’électorat en avançant des élections locales. Le MVR de Chávez y obtenant de bons résultats, AD et COPEI présentèrent finalement un candidat unique, mais cela n’empêcha pas Chávez de l’emporter par 56% des voix contre 39,9% à son rival. Six ans après son coup d’État manqué, l’ancien officier putschiste était élu au suffrage universel. Le refus de ses adversaires de toute réforme de la Constitution avait creusé l’écart. Cette proposition résonnait chez ses électeurs des quartiers populaires comme un signe d’espoir.
Un anti-impérialisme limité
Le président vénézuélien dénonce, de façon parfois provocante, la politique extérieure des États-Unis. À peine arrivé au pouvoir, en 1999, Chávez a fait la tournée des pays producteurs de pétrole. À cette occasion, il a rencontré aussi bien les monarques du Golfe persique que le Libyen Kadhafi et l’Irakien Saddam Hussein. Il a également noué des liens avec Castro. Par la suite, comme bien d’autres, il a dénoncé les interventions américaines en Afghanistan et en Irak.
Les États-Unis ont dénoncé les « mauvaises fréquentations » de Chávez, l’accusant aussi d’appuyer la guérilla des FARC en Colombie, dans la mesure où l’armée vénézuélienne ne participe plus à la répression des guérillas colombiennes. Washington lui reproche son alliance économique avec Castro, l’ALBA, qui permet à Cuba d’échapper en partie à l’embargo américain en disposant ainsi de tout le pétrole dont il a besoin. En échange de quoi, le Venezuela bénéficie du soutien cubain dans le domaine de la santé et de l’éducation.
Chávez cherche aussi à établir des alliances économiques avec les autres dirigeants sud-américains, ce qui déplaît à Washington. Le Venezuela a ainsi adhéré au Mercosur, ce marché commun qui réunit le Brésil, l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay depuis 1991. De leur côté, les États-Unis tentent de promouvoir, pour le moment sans succès, l’ALCA, l’alliance économique qu’ils aimeraient établir dans tout le continent américain.
Mais certaines des déclarations de Chávez, selon lesquelles il lui serait plus facile de s’entendre avec un président américain démocrate, indiquent qu’il ne cherche pas à tout prix la rupture avec les États-Unis. Il a même fait l’éloge de l’Alliance pour le progrès, initiée par John F. Kennedy dans les années soixante, et destinée à l’époque à empêcher la contagion de la révolution cubaine dans les autres États sud-américains !
Et d’ailleurs, dans ses relations avec le FMI, Chávez s’acquitte scrupuleusement du remboursement des dettes de ses prédécesseurs. De même, il reste le fournisseur consciencieux en hydrocarbures des compagnies pétrolières américaines, dont les approvisionnements n’ont pas été remis en cause, et dont les contrats ont été renégociés sans rupture. Le seul changement notable, mais bien légitime, c’est que ces compagnies doivent désormais acquitter des taxes un peu plus conséquentes qu’auparavant. Et si Chávez propose désormais dans trois États des États-Unis du fioul bon marché, il a aussi félicité le trust américain Chevron-Texaco, lors de l’inauguration d’une nouvelle plate-forme d’exploitation de gaz vénézuélien, présentant les États-Unis comme un « allié stratégique ».
Chávez en position d’arbitre
Entré en fonction en 1999, Chávez court-circuita ses adversaires au Parlement en lançant un référendum pour une Assemblée constituante, qu’il remporta. Le mode de scrutin de la nouvelle assemblée permit à son « Pôle patriotique » de rafler 121 des 131 sièges et d’imposer sa Constitution. Celle-ci tenait désormais compte des minorités indigènes et invitait la population à se manifester dans la vie publique, en prônant une démocratie participative. Elle réaffirmait aussi la responsabilité de l’État en matière de logement, d’éducation ou de santé. Elle accordait le droit de vote aux militaires et supprimait le contrôle du Parlement sur leurs nominations. Le poids de l’armée en sortait renforcé.
Les pouvoirs du président également. Celui-ci pouvait légiférer dans n’importe quel domaine, après accord du Parlement. Pour réduire ses opposants, le Sénat et le financement public des partis furent supprimés. Cela entraîna de nouvelles élections en 2000. Chávez fit approuver par référendum sa Constitution, plébiscitée à 71%. Il poussa son avantage en remettant en jeu tous les postes élus, y compris le sien. Il remporta la présidentielle par 59% contre 38%. AD conservait vingt députés, le COPEI aucun.
Les hommes de Chávez, militaires ou civils du MVR, se répartirent les places mais l’appareil d’État restait inchangé. Il reprit même comme ministre du Budget la titulaire du poste avant 1998. Le nouveau président n’avait aucune intention de s’en prendre à la dictature de l’argent en s’attaquant à la propriété privée des moyens de production, dont le droit « inaliénable » était réaffirmé dans sa Constitution. Cela n’empêcha pas l’opposition, les possédants, les politiciens déchus, les dirigeants du pétrole, la bureaucratie syndicale, de s’unir pour tenter de reprendre le pouvoir. Ne pouvant guère s’exprimer à l’Assemblée, elle le ferait désormais par le canal des médias, pour la plupart entre ses mains.
Trois fois plébiscité en deux ans, Chávez, comme d’autres dirigeants d’Amérique latine avant lui, l’Argentin Perón par exemple, se retrouvait en position d’arbitre d’un jeu politique opposant d’un côté l’impérialisme, surtout nord-américain, et les privilégiés, et de l’autre, les classes pauvres et leurs aspirations à une vie plus digne. Pour garder les commandes, le nouveau président s’appuyait sur l’armée et entendait faire des concessions aux masses pauvres.
Bien qu’il ne disposât guère de moyens financiers à son arrivée aux affaires, ses prédécesseurs ayant vidé les caisses et le prix du baril de pétrole étant au plus bas, il établit une relation directe avec la population pour expliquer ce qu’il faisait ou pas. C’est ainsi que fut lancée l’émission de télévision, « Alo, presidente », où il répond chaque semaine aux questions des téléspectateurs, ce qui a contribué à renforcer son emprise personnelle.
Dès les premiers jours, il chercha à restaurer le rôle de protection sociale de l’État. Sa Constitution prenait en compte les mères de famille qui élèvent seules leurs enfants ou les travailleurs au noir, intégrés à la Sécurité sociale. Il distribua de la nourriture et chercha à relancer des programmes d’éducation, de santé et de logement. Ce fut le « Plan Bolivar 2000 » : 40000 soldats furent mobilisés sur la santé, les transports publics et le logement. Par exemple, Chávez décida de supprimer les droits d’inscription qui empêchaient l’accès à l’école des écoliers des quartiers pauvres. Il lui fallut bientôt accueillir 600000 écoliers. N’ayant pas de quoi construire de nouvelles écoles, il libéra des locaux dans les casernes et même dans le palais présidentiel. Et il demanda à des enseignants retraités de reprendre du service.
Par la suite, il capitalisa les liens ainsi créés. En juillet 2001, il relança le Mouvement Bolivarien Révolutionnaire (MBR) et invita la population à créer des « cercles bolivariens », qui rappellent les « unités de base » du péronisme argentin. Il impulsa aussi de multiples associations destinées à défendre divers intérêts particuliers, de ceux des retraités à ceux des marchands ambulants.
Une tentative de réforme agraire
En novembre 2001, Chávez, avec l’aval des députés, promulgua 49 lois, parmi lesquelles une « loi sur la terre ».
Une réforme agraire radicale serait effectivement nécessaire dans un pays où 5% des propriétaires contrôlent 80% de la terre, où huit familles se partagent des terres équivalant en surface à dix-huit fois celle de la capitale Caracas ! Ces propriétaires, qui empochent depuis toujours les aides de l’État, privilégient l’exportation à destination des grands trusts de l’agro-alimentaire, et se moquent que des terres restent en jachère, alors que la population rurale, 3,5 millions de personnes sur 25 millions d’habitants, vit à 86% dans la pauvreté. Comment pourrait-il en être autrement quand 75% des paysans se partagent seulement 6% des terres ?
Du coup, 70% des produits alimentaires sont importés. L’idée de Chávez était de rendre productives les terres à l’abandon et d’y mettre au travail les paysans sans terre. La réforme agraire projetée devait commencer par un grand inventaire de la propriété des terres, dont certaines ont été tout simplement volées à l’État par les grands propriétaires. Il prévoyait aussi de taxer, pour inactivité, les propriétaires n’utilisant pas plus de 80% de leurs terres.
La simple annonce de cette loi agraire, à cause du projet de taxe, suffit à déclencher la colère des grands propriétaires, aussitôt relayée par les dirigeants de la compagnie nationale pétrolière, soutenus par la bureaucratie syndicale de la CTV qui lança une grève à la fin de l’année 2001. Cette agitation allait conduire au coup d’État d’avril 2002.
La population opposée aux privilégiés
Du 13 au 14 avril 2002, le Venezuela fut en effet le théâtre d’un retournement de situation. Au terme d’une semaine d’agitation de ses adversaires, Chávez fut déposé par un coup d’État conduit par le président de la Fedecamaras (la confédération patronale), Pedro Carmona. Les États-Unis se félicitèrent un peu vite de ce « nouveau triomphe de la démocratie » car, quarante-sept heures après, Chávez était ramené à la tête de l’État par la troupe et une mobilisation massive des couches les plus pauvres de la capitale.
Cet échec cuisant ne découragea pas l’opposition qui se lança dans un second coup de force en décembre 2002, dont les dirigeants de la confédération syndicale CTV furent les artisans. Ils lancèrent une nouvelle grève du secteur pétrolier pour couper les vivres au régime en paralysant la production de pétrole brut, ce qu’ils parvinrent à réaliser dans un premier temps, réduisant à zéro les moyens du régime de leur adversaire.
Ce boycott s’étendit à la marine marchande, aux banques, au commerce et à une partie de l’administration. Il allait se poursuivre au début de l’année 2003 et durer deux mois. Pour entraîner le personnel de leurs entreprises dans une grève dont l’objectif était de faire tomber Chávez, les patrons payèrent les jours de grève ! Mais, cette fois encore, Chávez reçut le soutien des « cercles bolivariens » et des travailleurs combatifs opposés à la bureaucratie de la CTV. Avec l’aide des retraités de la compagnie pétrolière, celle-ci fut relancée, ce qui fit échouer ce coup de force.
Ainsi, à deux reprises, dans des circonstances dramatiques, Chávez bénéficia du soutien des classes populaires, mobilisées en grand nombre, et dans tout le pays. Car, même si Chávez n’avait encore guère changé la vie quotidienne des plus démunis, il était clair que le retour des partisans de l’ancien système ne promettait que plus de misère. Mais il est également notable qu’à chacune des manoeuvres avortées de l’opposition, Chávez s’est servi de son crédit dans les masses populaires non pour poursuivre et pousser l’avantage de leur mobilisation mais au contraire pour la freiner et ménager l’opposition.
Des mesures limitées en faveur des classes populaires
Une des priorités de Chavez était de restaurer la rente pétrolière de l’État. Pour cela, le ministère de l’Énergie et des Mines devait reprendre ses prérogatives sur la compagnie pétrolière, PDVSA (Petró-leos de Venezuela SA). Au contraire de ce qui s’était passé dans les années précédentes, le Venezuela redevint actif dans l’OPEP, l’Organisation internationale des pays exportateurs de pétrole. Les défaites successives de l’opposition finirent par renforcer la position de l’administration chaviste à la tête de cette industrie. En 2003, pour en reprendre le contrôle, elle licencia 18000 des 42000 employés de la compagnie pétrolière, dont 80% de cadres. En 2004, le même responsable chaviste cumulait les postes de ministre de l’Énergie et du Pétrole et de président de PDVSA.
Si, à l’arrivée aux affaires des chavistes, le prix du pétrole était au plus bas, depuis 2001, il n’a cessé d’augmenter, passant de 20 dollars le baril à 45dollars actuellement. Du même coup, la trésorerie de l’État est redevenue florissante et Chávez a pu poursuivre les gestes qu’il entendait faire en direction des classes pauvres.
La réforme agraire a commencé réellement en 2003. En pratique, la redistribution des terres a concerné pour l’essentiel celles de l’État. Un premier bilan indiquait, pour cette première année, que 60000 familles s’étaient partagé un million d’hectares. La distribution des terres s’accompagnait aussi de l’accès à des micro-crédits bancaires, de la remise de machines et d’outils agricoles aux coopératives, d’assistance technique, de construction de silos et de commercialisation des produits.
Elle était d’autant plus lente et limitée qu’elle se heurtait à la résistance des grands propriétaires, qui n’hésitèrent pas à faire assassiner par leurs mercenaires plus de 120 paysans, et à celle des autorités locales, le plus souvent complices des possédants.
En 2003 également, plusieurs « missions spécialisées » ont été mises en place. Elles concernent l’alphabétisation (1,25 million d’adultes ont ainsi appris à lire et écrire), l’enseignement (3000 écoles construites en zones rurales ; le nombre d’enfants scolarisés a augmenté de 25%), la médecine de quartier (avec l’appui de plusieurs milliers de médecins cubains, l’éducation sportive et le sport de haut niveau (là aussi avec l’aide de Cuba).
60% de la population ont ainsi bénéficié de soins gratuits. Il y a eu des campagnes massives de vaccination dans les secteurs les plus pauvres. Le Venezuela a réduit son taux de mortalité infantile. Un budget d’État permet de fournir de la nourriture à bas prix aux familles les plus pauvres. 70000 coopératives ont vu le jour. Et 5000 comités légalisent la situation de ceux qui vivaient jusqu’à présent dans les quartiers pauvres sans titres de propriété. Des crédits, encore insuffisants, ont été débloqués pour réparer les logements existants ou en construire de nouveaux. Tout cela est apprécié de la population, mais garde un caractère limité : des représentants de l’Arabie saoudite, que personne ne qualifierait de progressistes, sont venus étudier le fonctionnement des centres médicaux de quartier en vue d’étudier l’éventualité de son adaptation pour leur pays.
Nouvelle offensive des possédants...
Après les échecs successifs de ses tentatives d’écarter Chávez par la sédition, tentatives qui avaient plutôt obtenu l’effet inverse puisque, chaque fois, le crédit de Chávez en était sorti élargi, l’opposition se tourna vers le terrain électoral.
Regroupée au sein d’une « Coordination démocratique », elle chercha à obtenir un référendum sur le thème : « Faut-il destituer Chávez ? », auquel elle proposait de répondre « oui ». La Constitution chaviste offrait effectivement cette possibilité. Pour cela, il fallait collecter une certaine quantité de signatures dans la population. L’opposition se lança dans cette collecte, tout en expliquant que jamais le président vénézuélien ne l’accepterait.
Au grand dam de celle-ci, Chávez releva le défi et le référendum eut lieu le 15 août 2004. Ce fut une nouvelle déroute de l’opposition. L’électorat se mobilisa au-delà de la participation habituelle. Avec cinq millions de « non », Chávez améliorait de deux millions de voix son score présidentiel. Aux élections des gouverneurs et des maires qui suivirent, les « chavistes » remportèrent 19 des 21 postes de gouverneurs et la majorité des mairies. Il ne restait plus à l’opposition qu’à crier à la fraude électorale, bien que les observateurs envoyés par Washington aient validé les résultats.
Mais après le référendum, Chávez n’a pas cherché à approfondir sa victoire. D’un côté, il parle en direction des classes pauvres d’« approfondir le processus » et de « révolution dans la révolution », mais il a aussi multiplié les rencontres avec les représentants de l’oligarchie, en expliquant qu’il cherchait le contact avec « l’opposition sérieuse » afin de renforcer « l’unité nationale ». Ces contacts ont abouti à la suppression, par les députés, de l’impôt sur les actifs des entreprises et à la création d’un fonds de garantie pour les emprunts des patrons à la banque privée ou pour les remboursements d’impôts des patrons du secteur des exportations.
Par ailleurs, des groupes puissants -le groupe de multimedias de Gustavo Cisneros, qui avait orchestré le coup d’État de 2002, et le groupe agro-alimentaire Polar de Lorenzo Mendoza- ont bénéficié d’accords avec le Brésil, fruits des partenariats économiques avec les pays voisins. De même, Chávez a aidé l’État équatorien à « mettre un terme à la réduction drastique de production de pétrole » occasionnée par des grèves dans ce pays, en lui livrant du pétrole. Le grand patronat a bien reçu le message. Au Chávez qui déclare : « Il n’est pas dans nos intentions de nous en prendre à la propriété privée », le porte-parole du grand patronat fait écho : « Au Venezuela, il n’existe aucune menace contre la propriété privée ».
... Et nouveaux gestes en direction des classes populaires
Les invites de Chávez à la population à trouver une solution à ses problèmes ont aussi porté quelques fruits dans la classe ouvrière. Les syndicalistes qui s’opposaient à la bureaucratie de la CTV, et qui avaient soutenu Chávez au moment du boycott de la compagnie pétrolière, ont fini par organiser une nouvelle centrale syndicale, l’UNT (Union nationale des Travailleurs). La nouvelle centrale exerce une certaine pression pour que les salaires tiennent compte de l’inflation. Ces derniers temps, elle se mobilise aussi sur les relances d’entreprises abandonnées par leurs propriétaires, une nouvelle initiative du régime inspirée par les « reprises » en Argentine, où des entreprises abandonnées par leur patron ont été transformées en coopératives.
En janvier 2005, un nouveau décret d’application de la réforme agraire a vu le jour. Chávez parle désormais de « guerre au latifundio », synonyme de grande propriété improductive, pour dire qu’il entend désormais s’occuper des terres improductives des grands propriétaires. Mais la distribution de ces terres-là reste limitée. Elle rencontre des résistances de la part des grands propriétaires comme des autorités locales, complices des possédants. En 2005, la réforme agraire s’est étendue à 120000 familles et deux millions d’hectares, sur les trente millions inexploités. On reste loin de la réforme agraire cubaine qui, dans une île huit fois plus petite que le Venezuela, avait touché 1,2 million d’hectares dès la première année.
En février-mars 2005, divers mouvements paysans ont adressé au président vénézuélien quelques-uns de leurs griefs sur la loi agraire : « Elle n’a pas été appliquée comme il se doit, entre autres à cause des agissements de mauvais fonctionnaires, du centralisme de l’État, des faiblesses de la loi elle-même, de l’inexistence d’espace permettant au mouvement paysan de participer effectivement dans les instances prévues par la loi ». Ou encore : « La loi ne permet d’exproprier que les terres de plus de 5000 hectares inexploités ». Les paysans ont critiqué l’Institut national des terres (INTI), lui reprochant « sa lenteur et son bureaucratisme. Les latifundistes transforment des bois entiers en terre avant que l’INTI ne prenne une décision. De plus, l’Institut a distribué des semences défectueuses ». De nombreux paysans qui ont directement pris des terres se sont plaints « du fait que les juges locaux sont du côté des grands propriétaires et qu’ils utilisent la police locale pour les chasser ».
Pour le président chaviste de la Commission des finances, « notre révolution de caractère socialiste ne cherche pas à supprimer la propriété privée, mais seulement à obtenir qu’elle cohabite avec les nouvelles formes de production de caractère social ». Eh oui, mais sa « propriété privée », ou plus exactement les grands propriétaires n’entendent nullement « cohabiter » avec quelque tentative que ce soit susceptible de limiter leurs prérogatives.
Les possédants continuent donc de tirer profit de tout, y compris de sa politique sociale, puisque l’État emprunte à la banque. Chávez s’est bien interrogé sur l’opportunité de la taxer, mais il n’a jamais été question de renationaliser le système bancaire. Et on a pu entendre le porte-parole de la banque privée déclarer que « la banque privée avait réalisé en 2004 une hausse de ses profits de 42% par rapport au capital mis en mouvement, un tel bénéfice n’existant dans aucun autre secteur du pays ».
L’extrême gauche et la « révolution bolivarienne »
C’est pourquoi les prises de position de certains courants du mouvement trotskyste, comme la LCR ou d’autres, telle l’une des branches issues de l’ex-courant britannique Militant, constituent un véritable contresens politique, puisqu’elles invitent finalement les masses ouvrières à continuer d’entretenir des illusions sur l’action de Chávez, là où il faudrait plutôt les dissiper.
Ainsi, le 17 novembre dernier, un article paru dans Rouge, intitulé « un processus révolutionnaire », signé par trois militants dont François Sabado, membre de la direction de la LCR, répondait à un militant de la Ligue qui avait exprimé dans Rouge un point de vue plus critique de l’action du président vénézuélien (« dépasser le capitalisme » ou rompre avec lui« , paru le 27 octobre 2005) que son gouvernement était un »gouvernement réformiste conséquent« et qu’il fallait »apprendre de la dynamique bolivarienne".
À une époque où les courants réformistes, au mieux, accompagnent la protestation des travailleurs qui tentent de préserver ce qui a pu être acquis dans les luttes du passé, sans chercher à mobiliser sérieusement contre les cascades d’attaques dont la classe ouvrière est l’objet, on se demande ce que l’expression « réformiste conséquent » peut bien vouloir dire. À moins qu’il ne s’agisse seulement de qualifier les programmes sociaux de l’État vénézuélien, où celui-ci renoue avec une certaine protection sociale, certes à contretemps de ce qui se pratique actuellement où l’État cherche partout à s’en débarrasser, mais dans la tradition ancienne de la bourgeoisie, pour qui la protection sociale avait pour fonction d’enrayer la contestation populaire. Le président du groupe parlementaire chaviste n’a d’ailleurs pas dit autre chose en déclarant le 26 décembre dernier que « les chefs d’entreprises peuvent venir [au Venezuela] parce qu’il n’y a pas à craindre d’explosions sociales, les pauvres y sont aidés, et il y a la sécurité et la stabilité politique ».
La LCR n’en est pas encore à caractériser l’État de Chávez comme un État socialiste, peut-être parce que Chavez lui-même dit que « le Venezuela n’est pas un pays socialiste ». La Ligue estime cependant que « Chávez ne détourne pas la combativité des masses, il leur donne un commencement de débouché politique et les appelle à se mobiliser face aux pesanteurs bureaucratiques et clientélistes, héritées de l’ancien régime ou perpétuées par des secteurs opportunistes et bureaucratiques du chavisme. Faisons attention à ne pas nous tromper d’adversaire : Chávez est aujourd’hui un allié ».
Une fois de plus, une telle formule justifie le suivisme traditionnel de ces camarades vis-à-vis de dirigeants nationalistes qui tentent de desserrer l’étau de l’impérialisme, mais en évitant que l’énergie des masses ne devienne une force révolutionnaire conséquente.
Dans le même article de Rouge, la LCR salue l’action des militants d’extrême gauche vénézuéliens, parmi lesquels on trouve des militants trotskystes issus de l’éclatement du courant moréniste. À l’arrivée de Chávez au pouvoir, ces camarades avaient choisi, assez symboliquement, de « s’autodissoudre ». Par la suite, ils ont remis sur pied une organisation révolutionnaire et participé activement à la construction de la centrale syndicale UNT. Depuis cet été, ils se rassemblent dans un Parti de la Révolution et du Socialisme (PRS), critiquant certaines limites de la « révolution bolivarienne ».
Au lieu de les encourager à s’organiser à part, la LCR les invite à attendre encore pour rompre avec Chávez : « Oui, une organisation entièrement indépendante de la bourgeoisie est nécessaire pour radicaliser le cours de la révolution » mais « elle ne se construira pas, à l’étape actuelle du processus, en extériorité à la révolution bolivarienne, encore moins en rupture avec cette dernière ».
Selon la LCR, le rôle des révolutionnaires serait donc d’attendre -quoi et jusqu’à quand ?- pour exprimer politiquement les aspirations du prolétariat. Tout au contraire, dans une période où les auteurs de la LCR disent eux-mêmes que les « Vénézuéliens acquièrent la conviction qu’ils sont incontournables dans la transformation du pays », les travailleurs et le mouvement populaire du Venezuela auraient, selon nous, plus que jamais besoin d’une organisation qui les aide à se défier de leurs ennemis mais aussi de faux amis comme Chávez.
Alors, bien sûr, si le régime Chávez était à nouveau menacé par les États-Unis ou par un nouveau coup de force des possédants locaux, il serait normal pour les travailleurs révolutionnaires de dénoncer cette menace et de s’y opposer. Mais cela ne signifie pas qu’il faille peindre en rose le régime de Chávez. Il faut expliquer que Chávez n’est pas un révolutionnaire sans boussole mais un nationaliste bourgeois, de surcroît formé par l’armée ; que son horizon n’est pas l’émancipation de l’humanité ; que ses alliés ne sont pas les prolétaires et masses pauvres des pays voisins, mais les chefs d’État ; et qu’il n’a nullement l’intention ni de s’attaquer à l’appareil d’État ni d’exproprier les grands moyens de production.
De cette façon seulement, en s’organisant à part et en constituant un pôle de rassemblement pour tous les opprimés qui aspirent à un changement radical, la classe ouvrière et ses alliés peuvent espérer desserrer l’étau de l’impérialisme et de la bourgeoisie nationale, et ouvrir un chemin vers l’émancipation de tous les peuples d’Amérique latine.
22 mars 2006
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire