Olivier Roy : « Comme solution politique, l'islamisme est fini »
Pour le politologue, le printemps arabe signe l'échec de la théorie du choc des civilisations et « casse les logiciels populistes ».
Le politologue français Olivier Roy fut l'auteur en 1992 de « L'Echec de l'islam politique », théorie à mettre en regard avec celle du « Choc des civilisations », publiée l'année suivante par l'Américain Samuel Huntington.
D'abord prof agrégé de philosophie au lycée, diplômé de Langues O en persan, plus tard docteur en science politique, le chercheur de 61 ans enseigne aujourd'hui à l'Institut universitaire européen de Florence (Italie), où il dirige le programme Méditerranée, ainsi qu'au CNRS et à l'EHESS.
Moins connu en France qu'à l'étranger, Olivier Roy a travaillé successivement sur l'Afghanistan, l'Iran, le Moyen-Orient, l'islam politique, les musulmans en Occident et, plus récemment, sur une approche comparative des nouvelles formes de religiosité (« La sainte ignorance », en 2008). Entretien
Rue89 : Ces révolutions tunisienne et égyptienne sont-elles comparables ?
Olivier Roy : Oui, par leurs acteurs et par leurs revendications.
On retrouve ces acteurs dans tout le monde arabe, et au-delà. Ce sont des jeunes éduqués, connectés (Internet, Twitter, Facebook, téléphones mobiles, etc.), même s'il ne faut pas exagérer le taux de pénétration d'Internet dans ces sociétés. Ces jeunes sont sociologiquement modernes en termes de structures familiales, de formation, de conception des choses.
Ils sont individualistes, ils croient en la démocratie, mais c'est plus un mouvement de protestation que de révolution. Ils sont ensuite rejoints par les autres générations.
Le deuxième point, c'est ce contre quoi ils se battent : des régimes usés, vieillis, kleptocrates, qui se sont personnalisés, « familialisés » depuis trente ans, et qui n'évoluent pas.
C'est la génération ras-le-bol, et c'est la fin des grandes idéologies, de toutes les grandes idéologies : islamisme, nationalisme, socialisme arabe.
Qu'est-ce qui fait que cela explose dans des pays politiquement et socialement différents ?
Politiquement, ils ne sont pas si différents que ça, puisqu'il s'agit toujours de régimes autoritaires. Vous avez la variante monarchique, qui est plus légitime, plus établie, plus ancrée dans l'histoire du pays.
Mais à part ça, non : les dictatures sont peu diversifiées. Et là où il y a eu une succession (Maroc, Syrie, Jordanie), c'est le fils qui a pris la place du père, et qui a réformé le discours mais pas les pratiques.
Ce qui est différent, c'est la sociologie et l'anthropologie politiques de chaque pays. Par exemple, il est clair qu'au Yémen et en Jordanie, la question des tribus est importante, alors qu'elle ne se pose pas en Afrique du nord ou en Egypte. Ou qu'en Syrie, on a le facteur alaouite : on n'a pas d'exemple, ailleurs, d'un groupe ethnico-religieux qui ait pris le pouvoir.
Au fond, les différences sont dans la manière dont les pouvoirs se sont articulés sur la société pour se maintenir.
« Cette génération n'a jamais investi l'islamisme »
Quel est le poids du clivage entre chiisme et sunnisme ?
Il y a un problème supplémentaire quand la demande de démocratie s'articule sur des clivages ethniques (Irak), confessionnels (Bahreïn) ou tribaux (Yémen), et là le risque de répression et de violence est bien plus fort.
C'est le cas par exemple à Bahreïn où une minorité sunnite domine une majorité chiite. Pour les sunnites, soutenus par l'Arabie saoudite, la démocratie est inacceptable, car ils perdent le pouvoir.
Alors que les chiites, qui sont loin d'être pro-iraniens, insistent justement sur le fait d'être citoyens de Bahreïn avant d'être chiites (dans les manifestations, ils agitent le drapeau national).
Mais c'est un discours inaudible dans l'élite sunnite du Golfe.
Pourquoi cela explose-t-il presque partout, et maintenant ?
Il y a là un mystère. Ça fait vingt ans que le constat du blocage est fait, et ça explose maintenant.
C'est ce qui me fait dire que c'est un phénomène générationnel : c'est l'arrivée d'une génération qui est née dans la crise, qui n'a jamais investi l'islamisme comme une solution à tous ses problèmes, parce que l'islamisme faisait déjà partie du paysage politique quand elle est devenue politiquement consciente. Cette génération n'est pas idéologique.
Il y a d'autres choses qu'il faudrait creuser. Par exemple, le pic de la croissance démographique : après eux, la natalité a chuté. C'est le baby-boom, ce qui permet une comparaison avec Mai 68.
« Al Jazeera renforce la solidarité arabe »
Quel est le rôle d'Internet ? Est-ce que les dirigeants de ces pays réalisent bien le changement politique que provoquent les réseaux sociaux, la viralité virtuelle ?
Ils en voient les effets, et les perçoivent négativement, bien sûr. Ils voient Internet comme un nouveau média, une sorte de super Al Jazeera. Ils ne le voient pas du tout comme un nouveau lien social.
Donc un nouveau média apparaît, il dit des choses qu'on n'aime pas, on le ferme. Ils n'ont pas compris qu'ils ont affaire à une nouvelle génération. Le paternalisme de l'intervention de Moubarak à la télévision égyptienne le montre bien : « Moi aussi j'ai été jeune, j'aime mon pays », etc.
Mais ça ne marche pas, car ils n'ont pas intégré la culture de ces nouveaux moyens de communication.
Peut-on parler d'un nouveau panarabisme, marqué non pas par le nationalisme comme auparavant, mais par un rejet des régimes autocratiques ?
La crise montre qu'il y a bien un monde arabe : l'effet de mimétisme fonctionne dans le monde arabe, et uniquement là pour le moment. Il y a une solidarité arabe, renforcée par exemple par Al Jazeera, c'est évident.
Mais le terme de panarabisme n'est plus un projet politique : il n'y a pas de slogan panarabiste, de même qu'il n'y a pas de slogan idéologique dans ces manifestations.
Le monde arabe est un espace de débat, il y a bien une scène arabe, mais il n'y a pas de panarabisme comme projet politique.
Et c'est peut-être justement parce qu'il n'y a plus de projet politique que la parole est libre. C'est le paradoxe de ce qui se passe en ce moment.
« Les islamistes se sont embourgeoisés »
Les autres dictateurs prennent-ils de la graine des révolutions tunisienne et égyptienne ?
Oui. La première leçon qu'ils ont retenue, c'est la prudence : il ne faut pas partir bille en tête contre ces mouvements, mais essayer de les désamorcer avant qu'ils n'atteignent un effet de masse.
C'est ce que le gouvernement algérien essaie de faire. Mais ses mesures n'empêcheront pas le mouvement algérien de prendre de l'ampleur. S'il n'en prend pas, ce sera à cause d'autres obstacles, comme l'effet anesthésiant de la guerre civile. Mais on ne peut pas savoir, peut-être que ça alimentera encore plus le ras-le-bol.
Quel est le poids réel des islamistes dans ces révolutions ? Il s'agit apparemment avant tout de mouvements séculiers ?
Oui : dans toutes ces révolutions, les islamistes sont absents. Ça ne veut pas dire qu'ils ne vont pas revenir.
L'islamisme est fini, comme solution politique et comme idéologie. Mais les islamistes sont là, et c'est donc la grande inconnue.
Je vois deux voies possibles, qui ne sont pas incompatibles :
- la voie turque : passage à l'équivalent d'une démocratie chrétienne, très conservatrice, mais qui joue le jeu du parlementarisme ;
- ou une sorte d'Opus Dei : un mouvement qui dise « nous la politique, on s'en fiche, ce qui est important pour nous ce sont les normes religieuses ». Autrement dit, une salafisation des islamistes.
Pour comprendre cela, il faut bien voir une chose importante : les islamistes se sont embourgeoisés. Ils sont devenus parlementaristes, mais ils sont aussi conservateurs, ils n'ont plus de projet social, et sont donc absents des luttes économiques et sociales.
C'est très net en Egypte : les Frères musulmans sont devenus des libéraux en économie. Ils sont pour les privatisations et contre la grève.
Et ça, c'est vrai partout : les islamistes sont dans une fuite vers la morale, les mœurs, la vertu. Ils ne sont plus du tout à même de récupérer un mécontentement social.
« Il y a un risque d'anarchie »
Le modèle turc de l'AKP serait donc applicable à d'autres pays, comme l'Egypte ou la Tunisie ?
Oui, bien sûr, il l'est, mais cela demandera un certain temps puisque ce modèle s'inscrit dans une pratique du parlementarisme. Si les élections prennent le temps nécessaire, les islamistes n'auront pas la majorité en Egypte ou en Tunisie. En dehors d'un paroxysme comme l'Algérie en 1991, les islamistes font dans les 20% partout.
Mais il y a un risque d'anarchie, parce que la scène politique a été délibérément détruite par les régimes autoritaires. En Tunisie, une frange des gens va être déçue, car il ne se passera rien sur des questions socio-économiques impossibles à résoudre à court terme, comme la jeunesse diplômée et sans travail. Les immigrés qui débarquent sur l'île de Lampedusa, ça montre que des gens n'y croient pas.
Pour l'Egypte, je pencherais pour une évolution à la turque, où l'armée s'érige en garante des institutions et du traité avec Israël.
Mais pourquoi les électeurs ne donneraient-ils pas une majorité aux islamistes ?
Pourquoi voteraient-ils pour des gens qui n'étaient pas là pendant la révolution ?
Ce n'est pas l'Iran de 1979, où les islamistes ont fait la révolution, ou l'Algérie de 1991 quand le Front islamique du salut était à la tête de la contestation. Les islamistes étaient à l'avant-garde. Aujourd'hui, ils ne sont pas du tout dans la contestation.
« Etre déçu de l'islamisme ne pousse pas à la laïcité »
« Le paradoxe de l'islamisation est qu'elle a largement dépolitisé l'islam », écrivez-vous. Ces révolutions représentent donc un « échec de l'islam politique », pour reprendre le titre de votre livre de 1992 ?
Oui bien sûr, l'échec est là. Mais il était là avant. Le slogan majeur de l'islam politique, « l'islam a réponse à tout, il constitue un système global de gouvernance », personne n'y croit.
Mais l'erreur serait de croire que la déception des gens par rapport à l'islamisme les pousse à être laïcs. Nous restons prisonniers du schéma « soit sécularisme politique, soit islamisme ». Ce schéma ne fonctionne plus.
Prétendre, comme la diplomatie française, que ces dictateurs nous protégeaient de l'islamisme, est donc une erreur depuis longtemps ?
Oui, ce n'était pas le cas. Mais notre diplomatie allait au-delà de ça, il y avait une espèce d'osmose avec ces régimes. Les ambassades avaient interdiction de parler avec l'opposition, il était impossible de faire venir un opposant à Paris, même dans un bistrot.
Les Américains, eux, ont toujours gardé les canaux de communication ouverts, alors que la France s'est volontairement coupée.
En Egypte, on ne parlait pas aux Frères musulmans, et pas à l'opposition en Tunisie. On ne parle toujours pas à l'opposition marocaine. Sur ordre.
Du coup, la France s'est complètement coupée de la compréhension des changements dans les sociétés musulmanes.
Paradoxalement, cette compréhension nous l'avons, grâce à des instituts de recherche qui font un travail remarquable dans différents pays. Mais ça, les politiques ne veulent pas le savoir.
« C'est une défaite pour Al Qaeda »
Comment expliquez-vous le relatif silence d'Al Qaeda sur ces révolutions, et notamment de l'idéologue du mouvement, l'ancien Frère musulmanAyman al-Zawahiri ?
Il n'a rien à dire car c'est une défaite pour Al Qaeda. Comme Moubarak, Al Qaeda vivait de la polarisation : d'un côté, des régimes pro-occidentaux, et de l'autre, l'islam. Désormais, Al Qaeda est aussi paumée que Moubarak.
Son idée que « tant que vous n'aurez pas vaincu le grand Satan par le djihad international, vous ne pourrez rien réaliser dans vos pays », cette idée ne marche plus. Al Qaeda n'a aucune influence idéologique ou sociologique dans ces zones-là.
Leur réponse devrait être un grand attentat quelque part, s'ils en ont les moyens, puisque c'est à travers cela qu'ils existent.
Nous assistons donc à un échec de la théorie du « choc des civilisations » de Samuel Huntington ?
Oui, échec complet, même si Huntington aurait apprécié ces changements puisqu'il fut un théoricien de la transition démocratique avant de basculer dans le clash des civilisations.
Huntington, c'est de la fantasmagorie, mais ça marche parce que ce fantasme est dans la tête des gens en Occident, et qu'il est auto-réalisateur. Le 11-Septembre est une belle réussite de ces idées. Ben Laden est huntingtonien. C'est en cela que ce qui se passe est une très mauvaise nouvelle pour Al Qaeda.
En Occident, « ça casse les logiciels populistes »
Le rapport à l'Occident a longtemps pesé sur les comportements politiques arabes. Or, dans ces révolutions, pas le moindre drapeau américain brûlé. Pourquoi ?
C'est l'effet Obama. Ces révolutions n'auraient pas pu avoir lieu sous Bush, car il voulait exporter la démocratie.
C'est ce qu'on n'a jamais saisi en France : on n'a jamais pris Bush au sérieux quand il disait « j'envahis l'Irak pour installer la démocratie ». Une révolution amenée par une invasion militaire, évidemment, ça ne peut pas prendre. La démocratie, c'était l'étranger.
Maintenant que les troupes américaines en Irak sont sur le départ et qu'Obama est revenu à une realpolitik, on peut se réclamer de la démocratie sans s'aligner sur les Américains.
Pensez-vous que ces révolutions puissent avoir un impact chez les musulmans d'Occident ?
Oui, mais indirectement : ça casse la « fatalité musulmane », ressassée par les islamophobes de droite ou de gauche, qui disent que l'islam serait incompatible avec la démocratie. Selon eux, pour que les immigrés musulmans s'intègrent, il faudrait donc une réforme théologique.
Ce qui se passe dans les rues de Tunis et du Caire casse ce logiciel. Ça casse tous les logiciels populistes. On n'entend pas en ce moment des gens comme Riposte laïque, ou alors pour nous annoncer une victoire des islamistes.
Photos : un homme pose pour une photo lors d'une manifestation au Caire, le 7 février 2011 (Goran Tomasevic/Reuters) ; Olivier Roy (Hermance Triay/Editions du Seuil).
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