Il est des lois qui ne passent pas. Au terme d'une intense polémique, le président de la République a annoncé, le 25 janvier, la prochaine suppression par décret de l'alinéa 2 de l'article 4 de la loi du 23 février 2005 sur les rapatriés, demandant aux enseignants de mettre en valeur le «rôle positif» de la colonisation. Cet article, voté en catimini, a suscité depuis une vague de protestations et de pétitions signées par des historiens et bien d'autres intellectuels. Mais, au fil des mois, une fracture est apparue entre ceux qui, comme Gérard Noiriel, réclamaient juste l'annulation de cet article et s'élevaient contre cette «tentative d'imposer une histoire officielle» et ceux qui, comme Jean-Pierre Azéma, affirment qu'on ne peut pas isoler le cas de l'article 4 et exigent qu'on en finisse avec tous les textes de loi imposant une vérité historique d'Etat. Dans cette logique, il faudrait aussi récrire certains articles des lois Gayssot (1990), contre le négationnisme, et Taubira (2001), reconnaissant la traite et l'esclavage comme des crimes contre l'humanité, de même que la loi du 29 janvier 2001 reconnaissant le génocide arménien. Loin d'être une simple controverse entre historiens, le débat se poursuit, complexe et passionné, au moment où l'historien Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur d'une somme sur les traites négrières - dont Noiriel et Azéma sont solidaires - est traîné en justice par le Collectif des Antillais-Guyanais-Réunionnais, en vertu de la loi Taubira.
L'article 4 de la loi du 23 février 2005 sur le «rôle positif» de la colonisation va être supprimé. Gérard Noiriel, est-ce que cela vous satisfait?
Gérard Noiriel: La pétition que j'ai cosignée avec des historiens, «Colonisation: non à l'enseignement d'une histoire officielle», était dirigée contre cet article prescrivant comment enseigner l'histoire de la colonisation, en insistant sur son bilan positif. Cette formulation nous a choqués. Voilà pourquoi nous pensons qu'il ne fallait pas se contenter de récrire l'article 4, mais qu'il fallait le supprimer.
Et vous, Jean-Pierre Azéma?
Jean-Pierre Azéma: Avec la pétition «Liberté pour l'histoire», mes amis et moi demandons le toilettage des quatre lois mémorielles et l'abrogation de certains de leurs articles, car, même si certains textes sont nés de bons sentiments, ils présentent des enjeux électoraux, voire électoralistes. Ce lest lâché sur l'article 4 est destiné à préserver le reste de la loi, dite «loi Mekachera». Or nous disons aux députés: plus de lois mémorielles! Ce temps est fini!
Pourquoi n'avez-vous pas plaidé en ce sens plus tôt, c'est-à-dire dès l'adoption des lois mémorielles, dont la première fut la loi Gayssot, en 1990?
J.-P. A.: J'ai soutenu Madeleine Rebérioux et Pierre Vidal-Naquet lorsqu'ils ont estimé que la loi Gayssot présentait le risque d'établir des vérités historiques. Certains articles de la loi Taubira nous avaient alertés, nous ne nous étions pas mobilisés. Mais, avec la mise en cause et l'assignation en justice d'un historien, Olivier Pétré-Grenouilleau, à travers son ouvrage sur les traites négrières, par le Collectif des Antillais-Guyanais- Réunionnais, cela suffit! Nous avons écrit au juge et lancé une pétition de soutien auprès des enseignants du supérieur et du secondaire. Mais, pour éviter que ce genre de terrorisme intellectuel ne se répète contre les historiens dès qu'ils sortent du politically correct, nous sommes en train de monter une association pour pouvoir ester en justice et défendre les collègues attaqués.
G. N.: Je fais partie des quelques historiens qui ont lancé, dès le mois de mars 2005, la première pétition contre la loi du 23 février 2005 - plus de 1 000 signatures d'enseignants et de chercheurs - à la suite de laquelle nous avons créé le Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire. Avec plusieurs motivations: nous pensons que les historiens doivent mobiliser et prendre à témoin la société, plutôt que tenter de réformer les lois mémorielles. Ce qui était insupportable, c'est qu'une loi dise aux historiens et aux enseignants qu'il faut présenter un bilan positif de la colonisation. Cela revient à introduire un jugement de valeur dans une discipline, l'histoire, qui est normalement tournée vers la compréhension et l'explication des phénomènes. C'est là toute la différence entre l'histoire et la mémoire.
Faut-il revenir sur les autres lois mémorielles, notamment la loi Taubira sur l'esclavage?
G. N.: Contrairement à la pétition «Liberté pour l'histoire», nous préférons parler d'autonomie de l'histoire. Il ne nous semble pas anormal ni antidémocratique que le politique intervienne sur les questions du passé. Les historiens n'ont pas à arbitrer tous les débats sur le passé: cela outrepasse notre rôle et nos compétences. A propos de la loi Gayssot, je ne trouvais pas scandaleux que le politique fasse respecter des notions essentielles qui figurent dans la Déclaration universelle des droits de l'homme. On ne peut pas prétendre empêcher le législateur d'intervenir sur ce qui touche à la mémoire. Mais la ligne rouge est franchie quand le politique veut se mêler de la recherche et de l'enseignement de l'histoire… Avant de supprimer certains articles des lois mémorielles, il faut s'interroger sur les réactions que pourraient avoir les groupes sociaux ou les groupes de pression mémoriels concernés par ces textes.
Jusqu'où le politique peut-il aller?
G. N.: La seule loi mémorielle qui touche également à l'enseignement de l'histoire, c'est la loi Taubira, quand elle indique que les programmes scolaires et de recherche doivent «accorder à la traite négrière et à l'esclavage la place conséquente qu'ils méritent». Mais elle ne demande nullement aux enseignants de porter un jugement négatif ou positif sur ces faits. En ce sens, on ne peut pas mettre l'article 4 de la loi du 23 février 2005 sur le même plan que les autres lois mémorielles.
J.-P. A.: Notre pétition s'intitule «Liberté pour l'histoire», et non pas pour les historiens. L'histoire est le bien de tous. Et c'est précisément pour préserver le droit de tout citoyen d'accéder à la vérité historique que nous nous élevons contre la proclamation de «vérités officielles» par le Parlement. Nous ne prétendons pas que l'histoire n'appartient qu'aux historiens. Mais elle n'appartient pas aux parlementaires. Ces derniers peuvent voter des textes sur l'instauration d'une journée de commémoration, sur l'édification d'un mémorial, mais pas proclamer des vérités officielles, non, non et non! Dans un régime démocratique, il n'y a pas de vérité historique intangible.
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