LES ORIGINES DU “ DIO VI SALVI, REGINA " Paul Antonini - InfoCorsica
Le “ Dio vi salvi, Regina ” a longtemps occupé une
place privilégiée parmi les mystères dont l’histoire
de la Corse est encombrée.
Jusqu’à une époque très récente (aux
environs de 1980) et grâce à la perspicacité de Pierre
Antonetti, on soutenait çà et là, mais sans jamais en
être certain, que le “ Dio vi salvi, Regina ” aurait
été créé à Corscia (région du Niolu),
à la chapelle Saint-Marc, le 25 avril 1720, par un berger niolin,
Sauveur Costa, qui le présentait, non seulement comme un hymne corse,
mais aussi comme un hymne guerrier.
Nous allons voir que le chant est bien antérieur à 1720
et qu’il n’était ni corse, ni guerrier et, par voie de
conséquence, que la tradition n’a pas de fondement historique.
Voyons maintenant le détail.
Le “ Dio vi salvi, Regina ” est la paraphrase italienne de
l’hymne religieuse latine “ Salve Regina ”. Il faut donc commencer
notre étude par celle-ci.
Faute de temps, je ne citerais pas ici le texte latin qui commence par
le fameux “ Salve Regina, mater misericordiae, vita, dulcedo et spes
nostra, salve ! ”. Néanmoins, si tout le monde s’accorde
sur la beauté et la spiritualité de cet hymne marial, quelques
points obscurs subsistent encore.
Rappelons d’abord que le “ Salve Regina ” est l’une
des quatre antiennes (les trois autres étant “ Alma Mater Redemptoris
”, “ Ave Regina coelorum ” et “ Regina caeli ”).
Comme ses trois autres sœurs, cet hymne se rattache au culte de la Vierge
qui connut au XIII siècle un prodigieux développement. Sur
le nom de son auteur, les spécialistes sont loin d’être
d’accord. On a parlé de Saint Bernard, puis on a invoqué
un moine allemand du XI siècle, Hermann Contract de Reichenau, mort
en 1054. Bien que de nombreux historiens émettent encore le doute,
on peut aujourd’hui tenir pour crédible la composition du “
Salve Regina ”, vers la fin du XI siècle, par Adhémar
de Monteil, évêque du Puy dès 1080, qui mourut de la
peste à Antioche, en 1098, alors qu’il était à
la tête des Croisés sur décision du concile de Clermont,
en 1095, et sur proposition du pape Urbain II.
Cet homme de guerre et d’église vouait un culte tout particulier
à la Vierge, dont l’image flottait sur sa bannière.
C’est l’une des raisons qui rendent très vraisemblable
l’affirmation d’un contemporain selon laquelle Adhémar de
Monteil serait l’auteur du “ Salve Regina ”, que l’on
désignait alors comme “ l’antienne du Puy ”. Bien que
ce témoignage soit mis en doute par certains historiens, on peut tenir
pour très vraisemblable la composition du “ Salve Regina ”
par le pieux et vaillant évêque du Puy, dans les dernières
années du XI siècle.
Quel que soit son auteur, le “ Salve Regina ” connut une diffusion
très rapide sous l’influence des grands Ordres Monastiques (Cluny,
Citeaux, Dominicains, Franciscains). Selon certains, le page Grégoire
IX (Ugolino Compte de Segni), dont les fameuses Décrétales
forment une partie essentielle du droit canonique, enjoignit, dès
1239, de la réciter chaque vendredi, après les Complies et
le pape Pie V l’introduisit, sous sa forme définitive, dans le
Bréviaire de 1568. Mais on la chantait dès la première
croisade, à la fin du XI siècle et elle était connue
de toute famille chrétienne dès cette époque.
Telle est résumée à grands traits, l’histoire
du “ Salve Regina ”, point de départ de toute étude
sur le “ Dio vi salvi, Regina ” Si l’histoire du “ Salve
Regina ” présente quelques zones d’incertitudes, celle du
“ Dio vi salvi, Regina ” est parfaitement claire. Voici les faits
dans leur irréfutable vérité historique.
Partons d’un épisode connu. Le “ Dio vi salvi, Regina
” est adopté comme hymne national corse, en janvier 1735, par
une consulte tenue à Corte au cours de laquelle les chefs nationaux
de l’île décidèrent la séparation de la Corse
d’avec Gênes. Le nouveau “ Royaume de Corse ”, selon
le préambule adopté alors, “ choisit pour sa protection
l’Immaculée Conception de la Vierge Marie dont l’image sera
empreinte sur ses armes et ses étendards : on en célébrera
la fête dans tous les villages avec des salves de mousqueterie et de
canons ”.
Tout cela est clair et incontestable, mais les difficultés
apparaissent lorsqu’on veut éclaircir les antécédents
de ce choix puisque, bien évidemment, le berger Costa n’est pas
à l’origine du “ Dio vi salvi, Regina ”.
Voici donc comment les choses se sont passées.
Les historiens de l’Eglise napolitaire connaissent bien Saint Francesco
de Geronimo, né près de Tarente en 1642 et ordonné
prêtre en 1666 avant d’entrer dans l’ordre des Jésuites
tout en complétant ses études de philosophie et de théologie.
Dès cette époque, il acquiert une réputation de
Sainteté et reçoit une importante mission d’apostolat
dans la province de Naples.
Dès lors, il consacrera sa vie à l’apostolat urbain
dans les quartiers les plus déshérités de cette ville.
Son succès populaire est immense et il ira même jusqu’à
convertir les femmes de mauvaise vie. Petit à petit, son influence
débordera du cadre napolitain pour s’étendre aux Abruzzes,
aux Pouilles et au Samnium. Quand il mourut en 1716n à 74 ans, ses
vertus étaient si unaniment connues qu’il fut béatifié
en 1806 par Pie VII et canonisé en 1839 par Grégoire XVI.
Outre sa foi et son amour pour les plus humbles, ce Saint était
en outre doué pour la poésie et la musique sacrée.
C’est ainsi qu’il composa plusieurs cantiques à la Vierge,
mais son œuvre la plus connue est le “ Dio vi salvi, Regina ”
qu’il composa à une date imprécise qui se situe toutefois
entre 1676 et 1681 où le poème apparaît pour la
première fois dans un ouvrage imprimé.
Comme beaucoup de prédicateurs, Francesco de Geronimo disposait
d’une chorale qui interprétait ses œuvres sur les places
et dans les rues. Les chants étaient alors repris en chœur par
la foule et c’est dans cette atmosphère de ferveur et de
dévotion à la Vierge Marie que retenti pour la première
fois le “ Dio vi salvi, Regina ” qui ne tarda pas à devenir
la prière quotidienne à la Vierge de toute la Congrégation
des Jésuites.
Le succès de l’hymne fut immense, Francesco de Geronimo
la chantait et la faisait chanter partout. Pour en faciliter la diffusion,
il la fit imprimer à dix mille exemplaires distribués au peuple.
L’hymne se répandit progressivement dans toute l’Italie,
mais comme elle était imprimée sans nom d’auteur, on finit
par oublier l’identité de celui-ci. Cela explique que la
paternité de l’œuvre ait pu être attribuée
par certains à Alphonse de Liguori.
Toutefois, après les travaux du père d’Aria, le doute
n’est plus permis : Saint Francesco de Geronimo est bien l’auteur
du “ Dio vi salvi, Regina ”.
Vous avez entre les mains le texte que l’on chante actuellement
dans les églises. Nous verrons plus loin que quelques variantes
séparent ce texte de celui d’origine et je dirai aussi que certaines
de ces variantes ont une signification importante.
Un problème annexe n’est pas tout à fait résolu
: celui de la musique. Est-elle de Saint Francesco de Geronimo ou de Saint
Alphone de Liguori, dont on sait par ailleurs qu’il avait mis en musique
un hymne “ Salve Regina ” dont le texte et la musique sont perdus
?
Le père d’Aria estime que Saint Francesco de Geronimo en
est bien l’auteur. Mais sur le point précis de savoir si la
mélodie que l’on chante actuellement est fidèle à
la mélodie originale, il avoue qu’il ne peut l’affirmer
absolument, mais qu’il en a la “ certitude morale ”.
Quoiqu’il en soit, c’est essentiellement le texte qui doit
retenir toute notre attention et, pour cela, il nous faut comparer le texte
italien du “ Dio vi salvi, Regina ” et le texte latin du “
Salve Regina ” qui a été pris pour point de départ
de cette étude.
Disons brièvement qu’en écrivant son texte italien,
Saint Francesco de Geronimo voulait le mettre à la portée de
tous, je veux dire de tous les ignorants qui composaient son auditoire de
miséreux, car le message latin du “ Salve Regina ”
n’était à la portée d’aucun de ces malheureux.
En quelques mots, disons que Saint Francesco de Geronimo, par l’usage
de l’italien, voulait faire passer l’esprit avant la lettre du
texte latin.
Pour bien comprendre la démarche de Saint Francesco de Geronimo
auprès des humbles, il faut s’arrêter sur la dernière
strophe italienne :
“ Voi dei nemici vostri
A noi date vittoria
E poi l’eterna gloria
In paradiso. ”
Le sens de cette dernière strophe italienne est évident.
S’adressant à un public de pécheurs et surtout de
pécheresses, et désirant ardemment les arracher à la
misère spirituelle et physique, Saint Francesco de Geronimo devait
nécessairement invoquer l’aide de la mère de Jésus,
la Vierge Marie, symbole de toute pureté, ultime refuge, consolation
et espérance suprême de tous ceux et toutes celles qui
s’étaient égarés dans le péché de
chair.
Or, ces ennemis de la Vierge (“ nemici vostri ”) sont, en
même temps, les ennemis des malheureuses repenties, touchées
par l’ardente prédication du Saint, et ils ne peuvent être
vaincus que par l’intercession de la Vierge Marie, faute de laquelle
la victoire sur le mal et l’impureté d’abord, puis, par
voie de conséquence, “ l’éternelle gloire au Paradis
”, réservée au pécheurs sincèrement repentis
et pardonnés, ne peuvent être qu’une vaine illusion et
une espérance sans fondement.
Telle est, restituée dans sa vérité historique,
la prière à la Vierge de Saint Francesco de Geronimo, que les
corses insurgés transformèrent, dès 1735, en hymne national
guerrier, par lequel ils plaçaient leur combat sous l’invocation
de la mère de Jésus, dont ils venaient de faire leur protectrice,
et sous l’image de laquelle ils se battaient. C’est pourquoi, ils
apportèrent au texte italien une modification qui est pleine de sens
: “ nemici vostri ” devient “ nemici nostri ” désignant
ainsi clairement le sens du combat.
Une autre variante du texte corse n’a pas grande importance : “
tribolati ”, au lieu de “ disperati ”, dans la seconde strophe
; elle figurait peut-être dans les versions italiennes de
l’époque ; tout au plus peut-elle signifier que les insurgés
corses ne sont pas du tout “ disperati ”, mais, au contraire, pleins
d’espérance dans l’aide et l’intercession de la Vierge,
et qu’ils sont seulement - et temporairement - “ tribolati ”.
L’essentiel, répétons-le, c’est le passage de “
nemici vostri ” à “ nemici nostri ”.
Cela étant, il convient maintenant de savoir comment cet hymne
marial est passé en Corse : la réponse est simple, bien que
multiple.
De nombreux patriotes corses bannis par Gênes se
réfugièrement à Naples. Rappelons nous de 1739, lorsque
Giacinto Paoli exilé par Maillevois emmène son fils Pascal
qui fera les études militaire que l’on sait et sera
enrôlé dans le régiment “ Corsica ”
entièrement formé de compatriotes corses. Ces corses étaient
nombreux à Naples et tous n’avaient pas embrassé une
carrière militaire. Certains étaient marins, d’autres
commerçants importateurs-exportateurs de denrées agricoles
(vin, fromages, huile, amandes, etc¼), mais beaucoup étaient
de petites gens vivant dans les taudis du port où les disciples de
Saint Francesco de Geronimo et leurs héritiers répandaient
la bonne parole ponctuée, dans la rue comme à l’église,
du “ Dio vi salvi, Regina ”.
Autre raison. Saint Francesco de Geronimo étant Jésuite
comme l’étaient la plupart des enseignants de Corse, ces derniers
mirent un point d’honneur à “ véhiculer ”
l’hymne à travers la Corse et à la chanter à toute
occasion. Ajoutons enfin une autre raison, le “ Dio vi salvi, Regina
” figure dans le Sommario Della Dottrina Cristiana de Monseigneur Spinola,
archevêque de Gênes, publié en 1704. Or, on sait que les
cinq évêques de la Corse dépendaient de
l’archevêché génois. Il est donc évident
que le catéchisme de l’église de Corse ne pouvait être
celui de l’église de Gênes. Il est alors facile de conclure
que, dès 1704, l’hymne était chanté dans toutes
les églises de Corse. Il est intéressant de noter que, dans
un ouvrage du même genre que ce “ Sommario ” publié
en 1681, le “ Dio vi salvi, Regina ” figure déjà
dans une publication due au père Innoncenzo Innocenzi.
En conclusion, il n’y a donc aucune difficulté à
admettre que la diffusion du “ Dio vi salvi, Regina ” a été
rapide et large dans l’église de Corse au début du XVIII
siècle et, peut-être, dès le siècle
précédent.
Pour terminer, il faut se demander si l’on peut concilier cela
avec la tradition orale soutenant que le berger Sauveur Costa serait
l’auteur de cet hymne marial. On ne peut évidemment l’admettre
compte tenu de ce qui vient d’être exposé.
Que Costa l’ait entonné pour la première fois le
25 avril 1730, c’est ce qui n’est pas absolument exclu, mais à
une condition : donner à l’hymne marial du saint napolitain la
signification politique et guerrière que les patriotes corses venaient
de lui attribuer.
Ainsi seraient réconciliées la tradition et l’histoire.
Ainsi aussi s’expliquerait mieux l’adoption du “Dio vi salvi,
Regina”, cinq ans plus tard comme hymne national de la Corse
insurgée.
Paul ANTONINI
mardi 19 octobre 2010
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